De la soupe aux secrets : les récits méconnus des auberges du Vieux-Tours

Quand les pavés chuchotent : l’auberge, centre névralgique du Vieux-Tours

Flâner rue Briconnet, lever les yeux sur une enseigne tordue place Foire-le-Roi, pousser la porte grinçante d’un établissement tout en pans de bois… Dans les ruelles du cœur historique de Tours, l’ombre des vieilles auberges flotte encore. Elles n’ont rien oublié : ni le parfum du ragoût, ni les éclats de voix, ni les intrigues – petites ou grandes – qui ont traversé leurs murs. S’il est aisé d’imaginer ces maisons de passage comme de simples haltes, c’est pourtant tout un monde qui gravitait autour d’elles, des bateliers de Loire aux pèlerins de Compostelle en passant par les saltimbanques et les drapiers.

Au XVI siècle, la ville de Tours, première étape majeure sur la route de Paris à Bordeaux, comptait jusqu’à plus de 120 auberges officielles (Source : Archives municipales de Tours). Un chiffre impressionnant : il s’explique par la double vocation commerçante et religieuse du Vieux-Tours, situé sur l’un des principaux chemins de pèlerinage d’Europe.

Derrière la façade : noms savoureux et panache local

Nul besoin de document officiel pour flairer la créativité tourangelle dans les enseignes. Ici, pas de “Hôtel Central” ou d’”Auberge du Commerce”. Au fil des siècles, on osait : Au Coq Hardi, Au Chien Qui Fume, À la Truie Qui File, Aux Trois Pucelles, Au Griffon d’Or… L’animal, réel ou légendaire, investissait portes et heurtoirs, illustrant joyeusement l’établissement (et facilitant la tâche des visiteurs les moins lettrés).

  • L’Auberge du Croissant, rue du Change, aurait tenu sa renommée d’un pain exquis servi au petit matin (Source : Bulletin de la Société archéologique de Touraine).
  • Le Pourceau Gris aurait été la halte favorite des étudiants facétieux de l’Université de Tours au XVIII siècle, désireux de noyer leurs chagrins d’examen.
  • La Grande Maison Blanche (dont l’imposante façade subsiste place Plumereau) affichait six cheminées et une salle de bal : on y accueillait baptêmes, messes noires (selon les maçons du quartier) ou duels à l’épée – jamais avoués après coup.

Voyageurs de renom, fugitifs et secrets de salon

Certaines auberges du Vieux-Tours ont vu passer des personnages autrement plus flamboyants que les simples colporteurs. L’auberge “À l’Écu de France”, aujourd’hui occupée par un discret immeuble au 22 rue de la Monnaie, hébergea en 1539 le poète Clément Marot lors d'une halte impériale de François Ier (Source : Paul Vitry, Tours, Ville d’Art et d’Histoire, 1926).

On raconte aussi que Rabelais, natif de la région, voulait absolument “boire la première chopine de l’année” dans chaque estaminet de la rue Colbert, ce qui finit par lui valoir de dormir plus d’une nuit dans la soupente “Au Pot de Fer”.

  • Madame de Rambouillet fut surprise, lors de la Fronde, à se cacher d’espions royaux dans une chambre d’auberge, déguisée en servante – selon les lettres de Guez de Balzac conservées à la Bibliothèque municipale de Tours.
  • On murmure que Beaumarchais, de passage en 1773, se serait inspiré d’un patron d’auberge de la rue du Grand-Marché pour le personnage truculent de Figaro.
  • En 1815, après Waterloo, des officiers prussiens auraient “confisqué ”sous prétexte de logement, l’auberge Aux Trois Lapins. Le patron, furieux, aurait relancé la tradition du vin empoisonné… pour finir devant le tribunal du bailliage !

Destins croisés : scènes de la vie quotidienne à l’auberge

Que serait l’auberge sans son ballet sans fin ? Marchands, voyageurs, commis, candidats au miracle, tire-laine, et même courtisans en mission secrète : tous se retrouvaient là pour boire, manger, dormir et refaire le monde. Les affaires les plus sérieuses ou farfelues s’y tramaient avec autant d’ardeur que les festins qu’on y partageait.

  • La “table d’hôte”, ancêtre du menu unique, était un lieu redoutable : ici, on scellait des contrats sur une poignée de main, ou on pariait sur la vitesse d’un mulet jusqu’à Amboise (Source : G. Balinne, Histoire des Auberges de la Touraine).
  • Les salles communes, lieux de bousculades, étaient parfois surveillées par le “maître du silence”. Son rôle ? Empêcher les rixes ou calmer les langues trop lestes avant le coucher du prévôt.
  • En 1788, la création de la “roulote” : ce terme tourangeau désignait une pièce annexe réservée aux voyageurs “fâcheux” – les fameux indésirables qui s’obstinaient à jouer aux dés jusque tard dans la nuit.

L’auberge était aussi le théâtre de scènes plus tendres. Plusieurs registres anciens font état de naissances imprévues après une halte prolongée, d’adoptions impromptues ou de mariages naissants, souvent scellés sur l’oreiller plutôt que par-devant le prêtre.

Architecture, emblèmes et passages cachés

Ce n’est pas sans raison que le visiteur rêveur se perd parfois dans le Vieux-Tours. Derrière les volets clos, la ville cache d’étonnants vestiges. Plusieurs anciennes auberges, bien que reconverties, laissent deviner leur vocation originelle :

  • L’auberge “Au Lion d’Or”, rue Colbert, présente encore un blason de pierre surmonté d’un anneau d’attache : il servait à attacher les chevaux mais aussi, certains soirs de fête, les clients trop joyeux !
  • La “Porte du XVe”, rue Briconnet, donne accès à un ancien passage dérobé : on l’empruntait jadis pour éviter la patrouille et filer jusqu’aux rives de la Loire. Un vrai décor de roman noir.
  • Des caves voûtées, jadis réservées au vin et maintenant aux groupes de jazz improvisés, recèlent encore des inscriptions : “Ici, la nuit dure autant que la bouteille”, peut-on lire au fusain sous la place Plumereau.

Le patrimoine bâti a également pâtit de l’évolution urbaine. D’après l’Inventaire général du patrimoine culturel (Région Centre-Val de Loire), seules 13 façades d’auberges médiévales ou Renaissance sont aujourd’hui reconnues et préservées dans le périmètre historique du Vieux-Tours.

De la soupente à la scène : du folklore médiéval au mythe urbain

Certaines histoires, nourries de demi-vérités et d’exagérations, sont devenues des légendes à part entière. Ainsi, le fantôme du “Chat Noir” continuerait de hanter la rue Briçonnet, entre deux effluves de calvados, s’invitant parfois sous forme de silhouette à la fenêtre quand la brume tombe sur la ville.

Plus poétique, la tradition des chansons de taverne : jusqu’au début du XX siècle, les sociétés bachiques se réunissaient “Aux Deux Lions” pour improviser des balades paillardes sur la politesse tourangelle et les mérites du vin de Vouvray. Le dernier recueil connu date de 1927 (Source : Archives Départementales d’Indre-et-Loire).

D'autres mythes touchent à la grande histoire : on prête à une auberge désormais disparue le mérite d'avoir hébergé une nuit Charles VII et sa favorite Agnès Sorel, sous les huées des badauds jaloux, dans une chambre dont la cheminée subsiste au 18 rue de la Paix. Aucune preuve, bien sûr, mais l’adresse continue d’attirer curieux et amateurs de glamour.

Les auberges aujourd’hui : résonances contemporaines

Au XXI siècle, la plupart des véritables auberges du Vieux-Tours ont disparu ou ont été transformées en restaurants branchés, en galeries d’art ou en appartements. Pourtant, leur esprit continue d’irriguer la vie du centre-ville. Plusieurs établissements perpétuent la tradition :

  • “La Maison des Halles” propose des nuits dans d’anciennes chambres d’hôte du XVII siècle, avec meubles d’époque et vue sur les toits. Les livres d’or font fleurir anecdotes et secrets entre deux pages.
  • “Le Vieux Murier” organise des soirées à thème autour des légendes de la vieille ville, invitant historiens et conteurs à faire revivre grandes et petites histoires d’auberge.
  • L’auberge “Au Lapin Qui Fume” : reprenant un nom d’époque, elle perpétue un art du bien-boire et du bien-manger où se croisent touristes, étudiants et riverains – fidèle à l’esprit populaire d’antan.

La nouvelle génération apprécie cet héritage : les balades nocturnes “Sur les traces des vieilles auberges du Vieux-Tours”, organisées chaque année pendant les Journées du Patrimoine, affichent complet (source : Office du Tourisme de Tours, 2023).

L’imprévu à portée de pas : suggestions pour curieux d’aujourd’hui

Pour celles et ceux qui souhaitent prolonger l’expérience, rien de tel que de partir à la rencontre de ces lieux chargés d’histoires. Voici quelques conseils pour explorer les anciennes auberges du Vieux-Tours :

  • Déambulez tôt le matin quand la lumière dorée caresse les façades. Certains détails n’apparaissent qu’au lever du soleil.
  • Observez les enseignes anciennes : parfois, un simple motif donne la clé d’une légende.
  • Interrogez les riverains : certains connaissent des récits qui ne figurent dans aucun guide.
  • Testez les spécialités locales dans les établissements qui revendiquent leur passé d’auberge : civet de lapin, truffiat, ou fouées tourangelles.
  • Visitez les musées de la rue Rapin, qui conservent de petites merveilles liées à l’hôtellerie ancienne (menus autographes, clefs géantes, registre d’hôtes illustres…).

Entre passé et vivacité : l’auberge, un patrimoine qui palpite

Dans les recoins du Vieux-Tours, les anciennes auberges ne dorment jamais tout à fait. Aller à leur rencontre, c’est découvrir l’art de mélanger festivités, rencontres et histoires avec une pincée de mystère. Si leur décor ou leur vocation ont évolué, leur capacité à éveiller la curiosité demeure intacte. Et qui sait ? À la prochaine porte poussée, peut-être que la vieille ville murmurera encore une anecdote dont elle a le secret.